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crise...
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La Lorraine.
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Et voilà le baron Adrien de TURCKHEIM, monté sur notre
"prototype" parti pour Lunéville avec un de nos hommes
comme aide éventuelle.
Hélas, quarante-huit heures plus tard, nous recevons un télégramme
de lui nous informant que, quelques kilomètres avant d'arriver
à Lunéville, il y a eu une rencontre avec une vache, et
la voiture s'est écrasée dans un fossé. Nous devons
envoyer d'urgence une seconde voiture.
Nous en avions heureusement une presque achevée. On se dépêcha
pour la terminer, et MERY partit pour Lunéville pour la livrer
avec un ballot de bleus de nos dessins d'exécution et aussi des
lettres adressées à nos fondeurs pour les autoriser à
utiliser nos modèles pour fournir des cylindres, carters, et toutes
nos pièces de fonderie à la maison de DIETRICH.
L'accident de la première voiture n'avait pas permis à
Adrien de TURCKHEIM, en montrant la voiture à son père,
à ses frères et surtout à son oncle le baron Eugène
de DIETRICH de justifier vis-à-vis d'eux le coup d'Etat qu'il venait
de faire en signant avec nous, sans consulter personne, le contrat de
licence. Au lieu d'aller à Nice, enthousiasmé par l'essai
qu'il venait de faire de cette voiture rapide, légère, souple,
à départ instantané, sans brûleurs, comportant
enfin toutes les merveilles que nous lui avions révélées
avec la magnéto, le carburateur à pulvérisation sans
léchage, le moteur à quatre cylindres...
Aussi MERY fut-il accueilli avec joie par Adrien quand il put présenter
à son père, à ses frères et à toute
l'usine la voiture qu'il avait achetée et qui allait être
l'objet de la fabrication de la Maison. Malheureusement, seul l'oncle
Eugène de DIETRICH manquait à la réunion et nous
verrons plus tard ce qu'il en résultat.
Toute la Maison fut conquise par la voiture, tout le monde fut ravi
et enchanté et on se mit en train immédiatement pour construire
en commandant toutes les pièces, et MERY repartit pour Marseille.
Mais quelques semaines plus tard, on le pria de revenir.
Les usines de Lunéville construisaient des wagons de chemins
de fer de toutes sortes; ils avaient en train une commande de 50 grandes
voitures de voyageurs à couloir sans compter d'autres types de
wagons. Il y avait là tout un personnel très capable de
charpentiers, tôliers, carrossiers, forgerons, garnisseurs, etc...
mais la construction de petits moteurs à grande vitesse entièrement
nouvelle, d'ailleurs pour tout le monde, et de boîtes de vitesses
à engrenages, ne laissaient pas de les surprendre, et MERY dut
faire un premier séjour prolongé à Lunéville
pour mettre en route la fabrication. Peu de temps après son départ,
on nous rappela au moment des essais; j'y allais à mon tour. Mais
les rappels étaient de plus en plus fréquents et pour des
séjours prolongés.
De plus les livraisons de voitures avaient commencé, et là
aussi nous devenions indispensables. Aussi le baron Adrien de TURCKHEIM
pour faire face à la situation, installa un très beau garage
à Neuilly-sur-Seine. au 12 de l'avenue de Madrid et nous demanda
de venir résider à Neuilly où nous pourrions diriger
le garage et d'où nous pourrions facilement aller à Lunéville
chaque fois qu'il serait nécessaire.
Et après avoir pris nos dispositions à Marseille en confiant
à Louis MERY la direction de notre usine, nous avons quitté
Marseille le 3 juin 1904 pour venir habiter Neuilly à la rue Saint
Pierre n'14 où nous avons pris avec MERY deux appartements communiquant.
Naturellement notre bureau d'études dut nous suivre et MERY l'installa
8, rue du Général Henrion Berthier tout près du garage
de l'avenue de Madrid.
Les ventes marchaient très bien; mais, naturellement, il y avait
souvent des réparations et des mises au point à faire; MERY
était très souvent à Lunéville, et c'était
à moi que l'on s'adressait. Ceci me procura l'occasion de faire
la connaissance de beaucoup de célébrités.
C'est ainsi que j'ai connu le jeune Sacha GUITRY, timide et modeste
qui venait presser la réparation de la voiture de son père
Lucien GUITRY, l'illustre acteur. J'ai bien connu aussi le célèbre
chirurgien DOYEN chez qui j'ai déjeuné souvent et qui m'a
fait gracieusement de petites opérations. Le baron BRINCARD, directeur
du Crédit Lyonnais et gendre de monsieur GERMAIN son fondateur,
m'accueillait aussi comme un ami. J'ai dîné avec Alexandre
MILLERAND, avec Paul DOUMER, avec André LICHTENBERGER, avec Gaston
RIOU, et bien d'autres.
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La crise.
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La maison de DIETRICH était une ancienne maison alsacienne qui,
avant la guerre de 1870, n'était établie qu'à Niederbronn.
Après le traité de Francfort, Niederbronn étant devenue
terre allemande, les barons de DIETRICH et de TURCKHEIM firent construire
l'usine de Lunéville de façon à avoir une usine en
France et à pouvoir continuer à fournir les Chemins de Fer
Français. C'était les fils du baron de TURCKHEIM qu'ils
avaient mis à la tête de la maison française qui était
juridiquement séparée et indépendante de la maison
devenue allemande. L'aîné Eugène dirigeait les wagons,
Adrien avait pris les autos et Frédéric faisait fonction
de Secrétaire du Conseil. Mais les vrais patrons qui avaient l'autorité
et les capitaux étaient le baron Eugène de DIETRICH et le
baron de TURCKHEIM père.
Or pendant qu'Adrien était venu à Marseille, le baron
Eugène de DIETRICH était de son côté allé
en Italie, et avait fait la connaissance d'Ettore BUGATTI qui l'avait
séduit. Il avait fait un. arrangement avec lui pour qu'il vint
en Alsace, près de Niederbronn construire ses voitures, ce qu'il
fit à Molsheim.
Le baron Eugène de DIETRICH fut furieux contre Adrien. De son
côté, Adrien supportait mal l'injustice de son oncle qui
le condamnait sans voir ce qu'il avait acheté. Le conflit s'envenima
lorsqu'il fallut faire face aux dépenses de mise en fabrication
et de l'installation à Neuilly, au point que l'oncle refusa et
voulut la séparation. Adrien tenta de trouver de l'aide auprès
de ses parents, financiers très connus et très réputés;
mais ceux-ci, mal impressionnés par la décision de l'oncle
et par l'échec éprouvé lors de l'achat des brevets
d'Amédée BOLLEE, refusèrent leur concours et Adrien
me fit part de la situation.
Je m'adressai alors à mon président Henri ESTIER qui venait
de quitter Marseille, lui aussi, pour habiter Paris. ESTIER, très
dynamique, à qui j'avais fait partager ma confiance en l'avenir
de l'auto, me donna grand espoir; il me présenta d'abord à
André LEBON, président des Messageries Maritimes et du Crédit
Foncier d'Algérie. Celui-ci me fit parler, me fit revenir le lendemain
et après m'avoir longuement interrogé donna son accord à
ESTIER.
Celui-ci m'amena alors devant Léopold RENOUARD, vice-président
de la Banque de Paris & des Pays-Bas qui après m'avoir entendu
et avoir pris l'avis de LEBON, consentit aussi à s'intéresser
à notre projet.
J'avisai Adrien du succès de mes démarches et me mis d'accord
avec lui sur les bases de la société à constituer
et, grâce aux conseils d'ESTIER et ,à mes études de
droit de l'école de Commerce, j'établis un projet de statuts
qui fut adopté de tous. Reprenant l'actif de la maison de DIETRICH,
la nouvelle société fut fondée en 1905 sous la raison
sociale :
Société LORRAINE des A.E. de DIETRICH de
LUNEVILLE
S.A. au capital de 5 millions de Fr.
Siège Social: 8, Bld Malesherbes
Le Conseil d'Administration était composé de cinq membres
du côté de TURCKHEIM, c'est à dire les trois de TURCKHEIM,
le marquis de LOYS-CHANDIEU et le comte Hubert de POURTALES, et de quatre
nouveaux soit messieurs .Henri ESTIER, André LEBON, Léopold
RENOUARD et moi-même. Le bureau de Paris où la maison de
DIETRICH avait son agence des chemins de fer devenait le siège
social.
Cette formation de la société nouvelle apaisa toutes les
frictions. Adrien organisa une grande réception dans sa villa de
la rue de la Ferme; j'y fus présenté à tous les invités.
Et quelque temps après, le baron Eugène de DIETRICH vint
à Lunéville, vit les voitures, s'expliqua avec Adrien et
la pal x fut conclue par un dîner de réconciliation chez
VOISIN où MERY et moi fûmes invités. Nous n'étions
que huit convives et Adrien sut que son oncle avait dépensé
2 000 francs pour ce dîner.
Les affaires marchaient très bien, si bien que la fabrication
des autos gênait les usines de Lunéville qui ne cessaient
pas de fabriquer des wagons. Aussi fut-il décidé de construire
une nouvelle usine exclusivement réservée à la construction
des autos, et nous en fûmes chargés.
Je trouvai à Argenteuil un terrain entièrement libre,
où il n'y avait aucune gêne, pas d'anciens bâtiments
à respecter, rien. Et voici ce que je fis.
Le long de la route, une grille ; derrière, des pelouses pour
diminuer les poussières puis 1e bâtiment des bureaux, et
en arrière les ateliers. A gauche, l'entrée des marchandises
et à droite, celle des ouvriers, et bien entendu, sortie des voitures.
A cette époque tous les ateliers étaient obscurcis des
courroies nécessitées par la commande des machines-outils.
La machine à vapeur actionnait des arbres de transmission sur lesquels
étaient clavetées des poulies. Puis, au-dessus des machines
régnaient des charpentes qui portaient les renvois de chaque machine.
Sur ces renvois, des séries de poulies accolées les unes
aux autres, et sur lesquelles on déplaçait les courroies
pour faire varier les vitesses des machines. Le ciel des ateliers était
encombré par les charpentes, les renvois et les forêts de
courroies. Or, l'on commençait à distribuer le courant.
Profitant de cette commodité, au lieu de remplacer la machine à
vapeur par un moteur électrique unique qui aurait laisser subsister
les courroies, je fis établir sous les ateliers avant de les construire,
un réseau de galeries souterraines par lesquelles passaient les
câbles qui distribueraient le courant à chaque machine. Comme
aucune des machines que j'achetais n'était préparé
pour cela, je transformai chaque machine en l'équipant d'un moteur
électrique, basculant sur le socle, de façon que son poids
assure automatiquement la tension de la courroie, forcément très
courte, qui commandait le renvoi, également installé sur
le socle. Le résultat fut un atelier où il n'y avait absolument
rien en l'air, ni une charpente ni une courroie ni un arbre; et de plus,
on n'aurait pas à circuler le personnel nécessité
par leur entretien, lequel circulait dans les galeries souterraines. Celles-ci
étanches de façon à ne rien risquer en cas d'inondation.
Elles contenaient non-seulement les câbles électriques de
force et de lumière, et les fusibles de chaque moteur, mais aussi
les canalisations de vapeur du chauffage central des ateliers, celle d'air
comprimé et même la distribution d'huile de coupe à
chacune des machines qui en avait besoin. Il y avait aussi naturellement
les câbles téléphoniques reliant les ateliers aux
bureaux; et les ouvriers chargés de l'entretien étaient
avisés par téléphone des numéros des machines
qui avaient besoin de leur intervention.
Ce fut un progrès visible dans l'éclairement de l'atelier
des machines et aussi par la suppression de l'encombrement causé
par les ouvriers chargés de la manuvre des courroies et de
l'entretien; mais il y avait encore le mouvement de ceux qui transportaient
les pièces d'une machine à l'autre.
En ce temps-là, les ateliers de mécanique n'étaient
pas spécialisés; ils devaient faire tous les travaux qui
se présentaient. En conséquence, on groupait les diverses
machines par familles; il y avait l'atelier des tours, celui des perceuses,
des fraiseuses, des raboteuses, etc...
La création du bureau de "préparation" me donna
l'idée de placer à la suite les unes des autres les diverses
machines par lesquelles une pièce devait passer pour être
usinée, ce qui réduirait au minimum le transport des pièces
d'une machine à l'autre. C'était l'embryon de l'idée
de la chaîne qui a suivi et qui est maintenant bien dépassée
comme on peut le voir en comparant le schéma ci-joint qui donne
une idée du cheminement des pièces tel que je l'avais arrangé
et le schéma de l'usine FORD de San-José où l'on
ne fait seulement que l'assemblage des voitures et d'où sort une
voiture par minute. Et maintenant on parle d'automation.
Sur le schéma ci-joint, on voit aussi comment le cheminement
des pièces était assuré. Au lieu du magasin unique,
je répartissais les pièces après leur réception
en quatre magasins intercalés entre les divers ateliers : pièces
brutes, pièces uvrées, ensembles montés, et
pièces pour châssis, ce qui faisait que les pièces
n'étaient pas déviées, et il y avait une ébauche
de chaîne dans l'atelier de montage des châssis.
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