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Le départ.
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Quelques temps après ma visite à Audincourt, la voiture
PEUGEOT arriva. Ce fut un très grand progrès sur la PANHARD
avec ses roues métalliques, ses pneus, ses soupapes très accessibles,
et surtout son guidon qui nous permit d'atteindre dans la descente vers
Saint-Maximin la vitesse chronométrée de 60 à l'heure,
ce que personne ne voulut croire.
Après avoir examiné les qualités et les défauts
d'abord de la PANHARD, puis de la PEUGEOT, nous rêvons des perfectionnements
à faire et croyant à l'avenir de l'automobile, nous décidons
un jour de construire une voiture d'essai.
Notre projet de voiture s'inspirait de la PEUGEOT avec le guidon de vélo,
mais avec un porteur à 4 cylindres au lieu de 2 et surtout avec allumage
électrique suivant ce que venait de faire de DION avec son tricycle
à pétrole au lieu des tubes de platine avec les brûleurs.
Rien ne fut plus facile que de commencer à dessiner notre voiture,
nous connaissons tous deux le dessin industriel. Mais nous n'avons pas,
comme Louis RENAULT un petit atelier où il travaillait lui-même.
C'est un petit fabricant de pompes domestiques qui consentit à nous
aléser notre bloc de cylindres, et de nous usiner toutes les pièces
de notre moteur, que MERY monta avec mon aide. Puis ce fut un grand constructeur
de matériel de minoteries qui consentit à usiner embrayage,
boîte de vitesses et toutes les autres pièces.
Que
de difficultés, que de problèmes à résoudre
pour la carburation, l'allumage, le graissage, que d'émotions à
chaque essai et quelles joies des succès !
Ce fut une réussite (photo); aussi l'association TURCAT, MERY
& Cie fut décidée.
Nous nous connaissons depuis notre enfance, nous avons le même âge
et la même passion de la mécanique et nous nous complétons
bien.
Voici les protagonistes:
Simon MERY sort de l'Ecole d'Ingénieurs de Marseille. Il est non
seulement technicien, mais très adroit de ses mains: très
ordonné, réfléchi et calme, prudent et attendrait volontiers
de laisser essuyer les plâtres par d'autres. C'est grâce à
sa surveillance attentive et à sa direction que j'ai pu faire face
à tout le reste et aller même en Amérique en 1907. C'est
lui qui a pris dans notre bureau de dessin et formé Paul ENGELHARD
qui est devenu plus tard directeur de ROCHET-SCHNEIDER, puis COTAL dont
la boîte de vitesses est bien connue. Tous deux entrèrent chez
nous comme petits dessinateurs et furent appréciés et poussés.
Louis MERY, son frère, ne doit pas être oublié. Il a
assumé la direction de nos ateliers de Marseille et l'activité
commerciale de notre Société de Marseille, ce qui a permis
à MERY et à moi de quitter Marseille pour nous installer de
façon permanente à Lunéville puis à Paris pour
collaborer directement avec la société de DIETRICH. C'est
lui qui recevait le général LYAUTEY qui ne manquait jamais
de venir chez nous commander ses autos et voir nos progrès.
C'est leur frère aîné Alphonse MERY qui a mis à
notre disposition les deux autos qui nous servirent d'études et tout
ce dont nous avons eu besoin pendant cette période de préparation.
Nous lui devons beaucoup.
Quant à moi, après avoir préparé l'X, je l'avais
abandonnée pour pouvoir succéder à mon père,
négociant en graisses oléagineuses. J'étais sorti de
l'Ecole Supérieure de Commerce de Marseille et j'étais allé
passer neuf mois à Liverpool pour me perfectionner en anglais. Deux
stages dont je me suis félicité toute ma vie. Un goût
très vif pour la nouveauté, heureusement tempéré
par la sagesse de MERY qui, cependant, ne s'opposait pas à mes initiatives.
Nous
louons un hangar et y installons un premier atelier où nous construisons
la voiture (photo) dont le moteur à 4 cylindres était vertical
cette fois en ligne, avec allumage électrique. Les roues montées
sur billes avec des roulements fabriqués par eux, et 5 vitesses
et 2 marche arrières par deux leviers que l'on aperçoit
sur la photo à côté du levier de frein. Les personnages
sur l'auto sont de droite à gauche: TURCAT, puis MERY au volant
de direction et à gauche leur contremaître de leur petit
atelier.
Le succès fut tel que l'on enregistra huit commandes, ce qui n'empêcha
pas les créateurs de n'être pas satisfaits.
Mais maintenant que nous étions à la tête de notre
propre atelier, il nous fallut faire un autre apprentissage, celui de notre
métier de patrons. Au commencement, nous avons suivi la routine habituelle.
Nous avons embauché des ouvriers au fur et à mesure des travaux
à leur confier, et pris comme chef d'atelier celui qui nous parut
le plus capable. Et ils travaillaient comme on le faisait dans les autres
ateliers de Marseille et d'ailleurs.
Quand une pièce brute arrivait à la fonderie ou à
la forge, on la donnait au chef d'atelier avec le dessin d'exécution,
et l'on attendait que la pièce fût faite. Les journées
n'étalent pas assez longues pour nous qui avions à nous occuper
de l'imagination des dessins, de leur réalisation, de la recherche
des fournisseurs, des questions financières, des essais, du personnel;
des détails de l'atelier et nous ne voyions pas tout. Mon père
venait nous voir assez souvent, en promeneur et en observateur; il n'était
pas absorbé comme nous et il me signala souvent que sur les trente
machines-outils que nous possédions, près de la moitié
ne travaillaient pas. Et pourtant, toutes avaient des titulaires. Mon attention
attirée sur ce point par ces observations répétées,
je crus d'abord que la raison était que le tourneur qui avait besoin
d'une mèche ou d'un outil était obligé d'aller au magasin
de l'outillage pour obtenir l'outil dont il avait besoin et que c'était
la cause de l'arrêt de la machine. J'installai donc le système
des hôtels: un tableau avec voyants dans le magasin d'outillage et
des boutons d'appel à chaque machine. Quand un tourneur avait besoin
de quelque outil, il pressait sur le bouton et un jeune messager venait
immédiatement s'enquérir de ce dont il avait besoin et le
lui apportait. Le résultat fut décevant. Et un grand nombre
de nos tourneurs continuaient à laisser leurs machines arrêtées.
Alors je regardai de plus près. Et je vis que lorsque nous donnions
à l'atelier une pièce brute avec son dessin d'exécution,
le chef appelait un tourneur et avant de commencer, ils devaient examiner
dessin et pièce et déterminer la succession des opérations
à faire sur les diverses machines, voir comment on saisirait la pièce,
imaginer et préparer les montages nécessaires, puis les outils...
C'était toutes ces connaissances que devait acquérir un
ouvrier avant de devenir un bon tourneur et qui nécessitaient au
moins trois ans d'apprentissage; et c'était pourquoi il n'y avait
pas beaucoup de bons tourneurs. Car il y avait encore à savoir forger
les outils, et les affûter, leur donner un bon angle de coupe.
Alors la vérité nous apparut ; après ce travail et
cette étude de très habiles techniciens, cet ingénieux
outillage pendant la préparation duquel le tour n'avait pas travaillé,
on mettait la pièce sur la machine et le technicien ne faisait
plus rien que regarder pendant tout le temps que la série de pièces
se faisait. C'était doublement illogique : quand le technicien étudiait,
combinait l'outillage et forgeait les outils, la machine qui occupait
un emplacement coûteux dans l'atelier, représentant un capital
s'ajoutant à sa valeur, ne travaillait pas; puis quand la machine
travaillait, le technicien ne travaillait plus, il regardait travailler
la machine. Qu'avions-nous fait des principes de Descartes ?
Dès que la vérité nous apparut, l'organisation d'un
bureau de préparation fut faite avec les plus capables de nos tourneurs
et des dessinateurs intelligents. Et le bureau de dessin était en
contact étroit avec le bureau de préparation pour que l'usinage
des pièces soit prévu. Avant de commencer l'usinage d'une
série de pièces, désormais, tout était préparé
à l'avance, et dès qu'une machine était libre, on lui
apportait non seulement les pièces, mais tous les montages et les
outils nécessaires à son usinage.
Ce que je raconte là est maintenant largement dépassé,
et parait bien élémentaire, mais ce fut un très grand
progrès à cette époque, car en augmentant la productivité
de notre outillage, nous pouvions augmenter les salaires tout en réduisant
nos prix de revient.
Ce fut aussi une des raisons de mon amitié avec Louis RENAULT.
Il avait, avant nous, fait la même expérience et la même
organisation, et, chaque fois que j'avais l'occasion de le voir, nous nous
communiquions les découvertes que nous avions faites dans l'apprentissage
de notre métier de patrons. Je me souviens encore d'un après-midi
où il me fit visiter tous ses ateliers au grand désespoir
du brave HUGE, son beau-frère, qui venait le relancer, car il y avait
une douzaine de personnes qui l'attendait; mais il avait trop de plaisir
à s'entretenir avec un admirateur sincère qui pouvait apprécier
l'intérêt que représentait ce qu'il me montrait.
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Nouveaux modèles.
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Donc, notre deuxième modèle à moteur vertical avait
connu un succès très encourageant. Et pourtant, nous n'étions
pas satisfaits. La voiture était trop lourde et d'un prix de revient
trop élevé. Aussi dès 1901, nous créâmes
un nouveau prototype, beaucoup plus léger, avec 4 vitesses seulement,
mais il bénéficiait d'un perfectionnement très important;
la magnéto, dont je vais dire l'histoire un peu plus loin.
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Difficultés.
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Notre
Société TURCAT, MERY & Cie avait été constituée
au capital de 350 000 francs dont 325 000 seulement en espèces.
Nous eûmes à dépenser de quoi construire une toiture
pour doubler le hangar que nous avions loué, et fermer le tout
par un mur; acheter une machine motrice, le gazogène, la dynamo,
la batterie; installer la transmission, dix tours, une machine à
aléser, un tour vertical, deux machines à tailler les engrenages,
un étau-limeur, une raboteuse, des machines à percer, des
établis, outillage d'ajusteur, outillage de modeleur, et celui
de forgeron, de chaudronnier, l'aménagement puis commander les
pièces brutes; payer les ouvriers.
Après cela, on ne sera pas surpris que nous soyons au bout de
nos ressources. Tous ceux de nos amis qui avaient pu le faire avaient
souscrit des actions lors de la fondation de notre société.
Allions-nous nous arrêter ?
Monsieur Ernest FABRE, le père d'Henri FABRE le créateur
des hydroplanes et des hydravions, apprenant nos embarras, me convoqua
et me fit lui exposer mes projets et ma situation. Et après que
je l'eus fait, il me remit un chèque de 10 000 francs au lieu des
5 000 que je lui avais dit nous être nécessaires. Et ceci
sans garantie de ma part, ni sans aucune condition de remboursement.
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Naissance et baptème de la magnéto.
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Puis un autre de mes amis, le comte Henri de FARCONNET, grand patron
des Raffineries de Soufre du Midi, ne croyait pas tant à une aide
de quelque mille francs qu'à se faire appuyer. Il m'invita à
aller à Nice avec lui et me présenta à un richissime
autrichien nommé JELLINEK qui était devenu grand maître
des usines DAIMLER à Cannstatt, et lui dit que nous construisions
des autos. JELLINEK qui habitait une belle villa particulière sur
la promenade des Anglais m'offrit un cigare extraordinaire, car il en
avait une collection unique et me questionna sur ce que nous avions fait.
Je lui dis notamment que nous avions abandonné les brûleurs
avec tubes de platine pour mettre l'allumage électrique, mais que
je n'étais pas satisfait de la sujétion de la batterie d'accumulateurs;
il riait en m'entendant parler et me tendit soudain une boîte cylindrique
en bronze d'où sortait d'un côté un axe avec une extrémité
conique pour recevoir un organe d'entraînement et de l'autre une
borne électrique isolée. Il me dit en même temps:
"Voilà ce que vous cherchez et que nous allons sortir avec
nos nouvelles voitures, et ce qui fera que personne ne pourra nous battre."
Et il me conseilla de renoncer à l'auto.
Je pris cette boite mystérieuse, et je la tripotais sous les
yeux narquois de JELLINEK. Et après quelques instants, je lui dis:
"Vous avez eu une très bonne idée, mais pourquoi avez-vous
mis cinq aimants? Votre moteur ne tournera pas rond." Il pâlit
et me demanda comment je ferais. Je répondis, mais il ne comprenait
pas très bien et il me demanda si je pouvais revenir dans huit
jours. J'acceptai et huit jours après il me présenta son
électricien qu'il avait fait venir de Cannstatt: monsieur Robert
BOSCH. Lui me compris à merveille; je lui suggérais donc
de faire une machine inspirée de la machine magnéto-électrique
de PIXI ou de CLARKE, et, de même que l'on appelait dynamo les machines
dynamo-électriques, nous l'appellerions "magnéto".
En échangeant nos idées, je proposais de supprimer tout
collecteur et tout balai en mettant un induit fixe et un écran
en fer doux, qui oscillerait entre l'induit et les pièces polaires.
JELLINEK fut enchanté de notre accord. BOSCH s'engageait à
me fournir autant de magnétos que ce que je lui en demanderais
et à ne pas me faire payer les dix premières.
La magnéto étant à basse tension, nous devions
faire des inflammateurs avec rupture dans l'intérieur du cylindre.
Et redoutant la rupture de la porcelaine des bougies, je cherchais un
fournisseur qui puisse me livrer des tiges en nickel isolées en
mica. Ce fut la maison CITROEN & HINSTIN qui put me faire cette fourniture,
et nous fûmes longtemps leurs fidèles clients. C'est de là
que je fis la connaissance d'André CITROEN bien longtemps avant
qu'il soit rentré chez MORS et qu'il devint en 1918 constructeur
d'autos.
Le problème de l'allumage nous avait préoccupé
fort; on était tributaire de batteries d'accus que l'on ne pouvait
trouver à faire recharger partout. J'avais même essayé
une pile thermoélectrique actionnée par les gaz d'échappement.
Aussi cette rencontre avec BOSCH et JELLINEK combla nos désirs,
et nous permit de terminer notre modèle 1901. Si nous n'avions
plus d'argent, FARCONNET fut encore le mécène qui nous tira
d'affaire. Il m'amena au Salon et me présenta à Paul MEYAN
qui était un des fondateurs de l'A.C.F. et rédacteur en
chef du premier périodique de l'auto. Je décrivis le mieux
que je pus notre nouvelle création, mais cela ne remplaçait
pas une exposition.
Pourtant, deux jours plus tard, MEYAN me présente au baron Adrien
de TURCKHEIM qui dirigeait avec son frère Eugène la maison
de DIETRICH de Lunéville, grands constructeurs de matériel
de chemins de fer. La maison de DIETRICH était autrefois uniquement
à Niederbronn. Mais après la guerre de 1870, Niederbronn
étant devenu allemand, ils avaient construit une usine à
Lunéville pour rester en France et continuer à livrer du
matériel aux compagnies de chemins de fer françaises. Et
le baron Adrien de TURCKHEIM s'étant intéressé à
la voiture d'Amédée BOLLEE avait acheté 500 000 francs
le droit de la reproduire. Mais avec les inconvénients que nous
avons signalés, aucun acheteur ne s'était présenté.
Aussi quand MEYAN lui suggéra de revenir à l'auto en prenant
notre voiture, ce fut un refus formel qu'il essuya. Je suggérai
alors qu'on ne nous verserait pas un sou tant que l'on aurait pas vendu
une voiture et que l'on ne nous verserait quelque chose qu'au fur et à
mesure des ventes, ce qui fait que nous serions les premiers intéressés
à apporter tous les perfectionnements possibles puisque nous ne
toucherions quelque chose que si la maison de DIETRICH vendait. A ces
conditions-là une entente parut possible, et le baron de TURCKHEIM
dit qu'il allait réfléchir et, éventuellement, venir
à Marseille nous voir. C'était en octobre. Je revins à
Marseille, mais les mois passaient sans que personne ne vienne. Nous avions
préparé encore deux châssis pour lesquels nous avions
des acheteurs en vue, mais l'avenir paraissait assez sombre. Quand un
après-midi de 190?, je vis arriver TURCKHEIM. Il allait à
Nice et se rappelant ma proposition, s'était arrêté
entre deux trains pour venir nous voir, et demander un rapide examen pour
pouvoir prendre le train suivant. MERY le conduisit devant la voiture
et, au premier tour de manivelle, le moteur ronfla doucement. Il fut étonné
de ce départ rapide et apprécia ce que nous lui dîmes
de l'absence de batteries d'accus. Puis MERY prit le volant et la voiture
sortit sur le boulevard Michelet et partit vers le rond-point de Marzagues.
Après quelques minutes, je vis revenir la voiture conduite par
TURCKHEIM, sans chapeau qu'il avait perdu, le yeux pleins de larmes, et
enthousiasmé de la voiture. Il n'était plus question de
continuer sur Nice, mais bien de traiter immédiatement. Il voulut
acheter la voiture 15 000 et consentit à me verser en plus 30 000
francs à valoir sur les licences qui devaient être de 5%
du prix de la vente nette. Et le lendemain, accompagné par un de
nos hommes qui l'aiderait en cas de panne, il repartit pour Lunéville
pour mettre immédiatement en train la fabrication.
Nous étions dépannés. Je courus chez Ernest FABRE
lui rendre les 10 000 francs qu'il m'avait prêtés, et il
ne voulut rien accepter comme rémunération de ce prêt,
trop heureux, dit-il, de m'avoir aidé.
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